AVIGNON OFF 2022 : La grande musique : le fantôme du é
La petite salle du théâtre Buffon est plongée dans l'obscurité. Sur scène, un décor dépouillé composé d'une table et de quatre chaises, au-dessus, des colonnes que l'on devine appartenir au é.
Un jeune homme vêtu de haillons (Brice Hillairet, qu'on avait adoré dans La Souricière d'Agatha Christie, pièce jouée au Théâtre de la Pépinière) entre en scène et, d'emblée, nous prend à parti, nous invitant à écouter son histoire qui n'a rien d'une fable, rien d'un conte.
Son nom est Marcel Vasseur et il est mort en 1944 dans le camp de Mauthausen, en Autriche.
Et si les blessures ées des ascendants, même cachées, avaient des répercussions sur la descendance, même lointaine ?
C’est la question d’Esther qui devine les lourds secrets derrière les silences, un vide qui la déséquilibre et la paralyse au sens propre comme au figuré. Comme sa mère et sa grand-mère avant elle - sans qu’aucun n’en ait jamais parlé - elle entend cette voix, celle de Marcel, mort en déportation en 1943.
Ce jeune homme, nous le retrouverons tout au long de la pièce, spectateur de scènes se déroulant dans un présent qu'il semble vouloir hanter, tel un fantôme. Acteur, aussi, lors d'allées retours dans le é. La seule à le voir, en pleine fête de mariage, sur un plateau télé ou au détour d'une rue, c'est Esther (Hélène Degy), une jeune autrice qui souffre d'un mal-être incommensurable, sur lequel elle n'arrive pas à mettre de mots.
Un chagrin qui la ronge et qui va finir par l'atteindre physiquement : du jour au lendemain, ses jambes vont cesser de la porter. Elle sent que la clé de son état est enfouie dans son histoire familiale, dans les silences de sa mère Nelly (Florence Muller), dans son obstination à vouloir taire l'histoire de sa mère et de sa grand-mère, mais aussi, dans les regards fuyants de Georges, son père (Bernard Malaka).
Avec l'aide de son frère Hervé (Pierre Hélie) et de l'homme qu'elle aime (Étienne Launay), Esther va remonter le fil de son histoire. Pour retrouver goût à la vie, qu'elle qu'en soient les conséquences...
Je me suis complètement laissée embarquer dans cette histoire bouleversante portée par six comédiens d'exception qui, jamais, ne font de fausse note - mention spéciale pour Florence Muller qui m'a, à plusieurs reprises, émue aux larmes.
Le dynamisme de la mise en scène signée Salomé Villiers - qui m'a fait penser à celui des pièces d'Alexis Michalik ou de Jean-Philippe Daguerre - est tel que l'on ne s'ennuie pas une seconde, que l'on vogue d'une époque à l'autre sans jamais se perdre. Le texte est, quant à lui, assez habile pour nous faire rire entre deux moments difficiles.
Pour nous, le défi était terriblement audacieux de nous expliquer ce qu'est la psychogénéalogie par le truchement de la petite histoire dans la grande Histoire, et plus particulièrement, de la Seconde Guerre Mondiale. Et il a été relevé haut la main.
Je vous garantis que cette Grande Musique, entêtante, émouvante, inoubliable, vous restera longtemps en tête... Espérons que cette belle pièce sera jouée dans un de nos théâtres parisiens !
Quand les fantômes du é ressurgissent, on peut les affronter ou glisser les démons sous le tapis. Elle va se frotter à ce qui pollue la vie de sa famille depuis trois générations.
Une écriture soignée, incisive et poétique, une structure souvent vaporeuse, impressionniste parfois, que parvient à mettre en valeur Salomé Villiers dans sa mise en scène. Une jolie partition bien orchestrée et idéalement interprétée.
« La Grande Musique », de Stéphane Guérin, mise en scène de Salomé Villers au théatre Buffon
